Nos attentes envers nos chiens : leur fardeau invisible

par | Août 24, 2025

Il y a, dans la relation que nous entretenons avec nos chiens, une forme de paradoxe. Nous les aimons « tels qu’ils sont », mais nous attendons d’eux qu’ils soient calmes, attentifs, obéissants, intuitifs, adaptables, propres, patients, performants, discrets, résistants à la solitude, sociables, capables de flairer de la drogue, de traverser des cerceaux, de marcher au pied sans jamais ciller, et de comprendre quand « on n’a pas le temps aujourd’hui ». Avouez, ça fait beaucoup.
Josiane, 1 an et demi, chihuahua hypersensible au système nerveux saturé, en a ras le cul qu’on lui dise de rester calme quand ses propriétaires gèrent leurs émotions avec du rosé et des stories passives-agressives. ISTOCK / BALLYKDY

Quand « juste» être un chien ne suffit pas

Nos attentes envers nos chiens sont devenues gigantesques. Bien souvent, elles sont calquées sur notre façon d’être à nous, humains : logiques, structurées, orientées résultat et rapidité d’exécution. Le chien, lui, n’a pourtant rien demandé de tout ça. Il ne connaît ni la notion d’objectif ni celle de performance. Il ne comprend pas non-plus notre organisation autour de ce qui est, selon nous, « bien » ou « mal ». Tout ce qu’il veut, c’est vivre avec nous, jouer, donner et recevoir de l’amour, et il le fait avec son intelligence propre, un cœur immense, et des compétences que nous n’arrivons même pas à conceptualiser.

Des aptitudes surhumaines qui devraient appeler à l’humilité

Un chien lit un changement de votre rythme cardiaque, l’augmentation du cortisol dans votre sang, détecte une grossesse avant la femme concernée, anticipe une crise d’épilepsie, détecte le cancer, ressent le malaise d’un inconnu dans une pièce et peut même anticiper ses mauvaises intentions. Il capte nos silences, nos tensions, nos micro-gestes. Il sent des odeurs à des kilomètres, et toutes celles que nous ne sentirons jamais. Il perçoit plus qu’il ne réfléchit selon nos critères, et c’est ce qui le rend fascinant. Pourquoi, alors, exiger d’un être déjà si extraordinaire d’être parfait selon nos propres codes ?

Derrière les mythes du chien du « bon chien »

Beaucoup de gens veulent avoir un « bon chien ». Pourtant, ce terme cache souvent une liste d’attentes humaines non questionnées : il doit savoir rester seul, ne pas tirer en laisse, ne pas aboyer, ne pas sauter, ne pas monter sur le canapé sauf quand on en a envie, ne pas courir après les pigeons, aimer tous les chiens et tout le monde, se laisser grimper dessus et tirer les oreilles par les enfants, et obéir au doigt et à l’œil dans la joie, sans délai, et sans qu’on ait à répéter. Si, en plus, il aime les chats, alors là, c’est une véritable pépite.

Nous attendons du chien qu’il s’intègre mieux que nous ne nous sommes jamais intégrés où que ce soit, qu’il ne dérange pas, qu’il s’adapte à notre emploi du temps, à notre environnement, à notre stress, à nos envies, à notre fatigue. Mais dans cette vision, où est la place du chien en tant qu’animal ? En tant qu’être vivant et sentient avec ses propres besoins, limites, émotions et langage ?

Nous mesurons les intelligences émotionnelle et cognitive de notre chien avec nos outils et barèmes d’humains : rapidité d’exécution, précision, mémoire, compréhension, gestion des émotions, optimisme. Mais le chien n’est pas intelligent comme nous ni pour nous. Il est intelligent à sa façon, et d’abord pour lui-même.

Tous les chiens sont des bons chiens quand on arrête de leur demander d’être humains

Dans mon activité d’éducatrice-comportementaliste, je rencontre des chiens dont on me dit qu’ils ont des « problèmes » de comportement, qu’ils sont « difficiles », qu’ils « n’écoutent rien », ou, le pire qu’il m’ait été donné d’entendre, qu’ils sont « un peu bêtes ». Tout ça parce qu’ils sont incompris, qu’on ne répond pas à leurs besoins correctement, ou qu’on n’a pas pris le temps de leur enseigner les choses de la bonne façon.

Avant même de souligner les manquements dont souffre son chien, je commence mon accompagnement en essayant de faire prendre conscience à son humain qu’il a déjà un « bon chien ». Je lui démontre son intelligence, son bon cœur, sa bonne volonté, son enthousiasme, bref, toutes ces qualités qui le rendent déjà exceptionnel.

Le chien : toujours jugé à travers notre regard humain

Nous ne nous offusquerions pas qu’un cheval ne fasse pas la différence entre un panier et un canapé s’il venait à piétiner l’un ou l’autre, et il nous est aisé de comprendre que cet immense animal a besoin de courir car c’est dans sa nature. De la même façon, le fait qu’un loup ait besoin de hurler et de vivre en meute ne verra jamais de lever de bouclier de notre part. Pourtant, dès qu’il s’agit d’accorder le même niveau de compréhension à notre chien, il n’y a plus personne.

Nous pensons bien connaître les chiens mais ne nous sommes intéressés à leur cas qu’hier

Les hommes vivent avec les chiens depuis des milliers d’années. Selon une logique discutable, nous nous attendons donc à ce qu’ils comprennent nos règles, nos intentions et notre manière d’être au monde, ce monde qui reste toujours aussi complexe à leurs yeux.

Nous leur demandons de comprendre beaucoup, souvent sans même nous demander s’ils en ont vraiment les moyens. La preuve en est que la science, qui s’intéresse aux lions, aux singes ou aux éléphants depuis des siècles, n’a commencé à étudier ces compagnons de notre quotidien qu’à la toute fin du XXᵉ siècle. Comme si cette proximité les avait rendus invisibles.

Nos attentes sont souvent contraires à la nature de notre chien

Animal sociable et actif par nature, condamné à la solitude et à l’ennui

Tandis qu’on interdit à certains d’entrer dans la maison, leur imposant de vivre seuls et à l’écart de leur famille, d’autres plus chanceux doivent comprendre sans broncher que ce petit coussin solo, posé dans un coin sombre du salon, est « LEUR lit », tandis que le canapé leur est interdit.

Chacun fera ce qui lui plaît, mais il est nécessaire de comprendre et d’accepter l’envie naturelle de notre chien d’avoir accès à ce lieu familial. Comme le loup, c’est un animal grégaire, que nous avons de plus habitué à apprécier nos caresses pendant 15 000 ans.

Ce que nous lui avons aussi appris, pendant 15 000 ans, c’est à vivre avec nous : chiens de garde, de berger, de chasse… ceux qui avaient été adoptés par une famille faisaient partie de son quotidien, et avaient des responsabilités et des activités correspondant à ce pour quoi on les avait créés.

Mais nous avons évolué en moins de temps qu’il ne le faut pour dire « croquette » en une société urbaine du 9 à 5. Ce changement a étonnamment été suivi de l’idée que tout le monde peut avoir un chien s’il le souhaite, peu importe son lieu et son mode de vie, sa compréhension des besoins de cet animal, et ce qu’il a à lui offrir.

Ainsi, des millions de chiens à travers le monde sont laissés seuls des journées entières, n’ont pas la moitié de leurs besoins comblés, mais se retrouvent grondés ou punis s’ils expriment l’angoisse née d’un mode de vie qui va à l’encontre de leurs besoins les plus basiques.

L’aboiement qui nous fatigue tant a été créé pour nous

Nous exigeons de notre chien qu’il n’aboie pas, ou alors pas trop, ou pas trop longtemps, ou pas trop fort. Non seulement c’est son mode de communication naturel, mais en plus il l’a développé expressément pour pouvoir communiquer avec nous, les hommes. Son ancêtre, le loup, n’aboie presque jamais.

Quand j’étais petite — au siècle et millénaire derniers — au Québec, d’où je viens, les propriétaires qui en avaient assez d’entendre leur chien aboyer au portail avaient la possibilité de lui faire sectionner les cordes vocales. Heureusement, les mentalités ont évolué, mais cela illustre bien ce que l’humain est prêt à faire pour son petit confort, au détriment du bien-être et de celui des autres.

Le chien marche en moyenne deux fois plus vite que nous

Puis il y a la laisse. La fameuse laisse. Ce bout de corde reliant nos deux mondes, symbole de sécurité mais aussi de contrôle, et qui oblige le chien à marcher à notre rythme d’escargot pressé alors que sa vitesse de croisière fait naturellement deux fois la nôtre.*

Offrir de la douceur là où on a imposé des contraintes

Je ne dis pas que nous devons tous arrêter de travailler, que quiconque a un emploi ne devrait pas avoir de chien, que nous ne devrions pas tenir notre chien en laisse en ville, ou que ce n’est pas grave si notre chien aboie en continu et dérange tout le voisinage.

Je dis seulement qu’il est important de prendre la mesure des efforts demandés à nos chiens au quotidien, d’être conscient de tous ces comportements naturels que nous leur demandons d’inhiber toute leur vie, pour des raisons qu’ils ne peuvent pas comprendre, juste accepter.

Reconnaître que vivre dans notre monde de bipèdes stressés, bruyants et lunatiques, selon des règles qui vont souvent à l’encontre de leur bien-être, est un sacré challenge pour eux, nous guidera inévitablement vers un mode d’éducation plus doux, plus patient et plus juste.

Et si nous inversions les rôles

Que feriez-vous si votre avion s’écrasait dans la jungle et que votre seule condition de survie était de vous adapter sans tarder à cet environnement étrange et étranger ?

Si vous atterrissiez dans la tanière d’une meute de loups, avec ses règles pourtant très claires et très bien définies, mais auxquelles vous ne compreniez rien ?

Que feriez-vous si, désorienté, chaque fois que vous tentiez quelque chose au sein de votre nouvelle famille de gorilles, le chef vous prenait par les pieds et vous balançait à dix mètres de là pour vous faire comprendre que ça ne se fait pas ? Ou que maman grizzli se mettait à vous hurler dessus parce que vous aviez osé prendre un petit bout de viande qu’elle avait laissé traîner là ?

« NON !!! J’ai dit NON !!! PAS SUR MON LIT !!! » – L’OURS / J. -J. ANNAUD

Je ne vous connais pas, je ne sais donc pas exactement ce que vous penseriez (sans doute quelque chose du genre « J’aurais jamais dû prendre Malaysia Airlines »), mais voilà une chose que je sais : vous seriez malheureux comme les pierres, subiriez un stress constant, et auriez l’impression qu’on vous en demande beaucoup trop.

Pour plus de bienveillance : se mettre à hauteur de chien

Pour votre chien, le canapé n’est rien d’autre qu’un endroit confortable, chaud, qui a l’odeur de son humain, et où il pourrait se coucher au contact de sa famille. Il a donc naturellement envie de s’y poser.

Ce cookie qui sent bon, laissé tout seul sans surveillance sur cette structure en hauteur avec quatre pieds que les humains nomment « table », n’est rien d’autre qu’une ressource qui n’a été réclamée par personne, posée sur un truc en bois où il est facile de grimper. Il a donc naturellement envie — et selon lui, le droit — de le prendre.

Quand nous partons le matin, il ne comprend pas pourquoi nous, le centre de son monde, disparaissons en le laissant derrière. Tout son être lui dit qu’il est censé être avec nous, partout, en tout temps.

Ses règles ne sont pas les nôtres, ses repères et ses interprétations non plus. À nous, donc, de lui expliquer ce que nous attendons de lui avec patience et douceur. Une éducation bienveillante n’est ni juste une bonne idée ni une philosophie, c’est une obligation. Quelque chose que nous lui devons, en récompense de tous les efforts qu’il fait pour s’adapter à nous, à notre mode de vie et à notre monde, chaque jour de sa courte vie. 

Aimer son chien, ce n’est pas le transformer, c’est lui faire de la place

Finalement, peut-être que la vraie question, ce n’est pas : « Est-ce que j’ai un bon chien ? », mais plutôt : « Est-ce que j’ai su lui faire une vraie place dans ma vie ? » Pas une place conditionnelle à ses performances, pas une place de figurant bien dressé, une vraie place, où il peut être lui-même, sentir, flairer, dormir, jouer, aimer, râler, communiquer.

Un chien n’a pas besoin d’être parfait pour être un bon chien, il a besoin d’être compris, guidé, encadré avec douceur, aimé, et d’aimer en retour. 🐾🖤

* en dehors des races géantes, les chiens préfèrent naturellement trotter, ce qui les force à ralentir de leur vitesse de croisière moyenne de 8-9 km/h à la nôtre deux fois plus lente de 4-5 km/h. Vous vous voyez marcher toute votre vie en tenant la main d’un bébé de 3 ans ?

Un chien de race berger belge malinois parle avec une éducatrice comportementaliste canine à propos de son maître qui ne voit pas qu'il est un bon chien parce qu'il. n'est pas assez parfait
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Éducatrice comportementaliste canine, je travaille sur ce lien subtil entre le chien et l’humain, avec ce qu’il a de beau, de bancal, de vivant. J’aide les humains à mieux comprendre leur chien — et parfois aussi un peu l’inverse.

Une humaine, des chiens, et un nouveau chapitre

Une humaine, des chiens, et un nouveau chapitre

Comment je suis devenue éducatrice comportementalisteTour à tour graphiste, parolière, illustratrice, et autrefois aspirante vétérinaire recalée par une sévère allergie aux mathématiques, aujourd’hui, je parle chien en français et en anglais, et entre deux aboiements,...

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